En même temps
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projet création 2026
« Il y a du fanatisme dans le corps qui danse » Julia Marcus
Dans son essai sur L’Homme et le sacré, Roger Caillois établit une comparaison entre la fête et la guerre. Il part de l’idée que la guerre est « le pendant sombre de la fête ». L’une et l’autre ont en commun de mobiliser toutes les énergies, sans que personne ne puisse rester à l’écart : « Ainsi succède à cette sorte de cloisonnement où chacun compose son existence à sa guise, sans participer beaucoup aux affaires de la cité, un temps où la société convie tous ses membres à un sursaut collectif qui les place soudain côte à côte, les rassemble, les dresse, les aligne, les rapproche de corps et d’âme. »
Tandis qu’il y a quelques années encore les grands ensembles à l’unisson semblait une forme éculée, une facilité chorégraphique et presque une hérésie politique aux yeux des chorégraphes contemporains, à l’opposé de l’utopie émancipatrice qu’ils revendiquaient et notamment vis-à-vis du ballet, leur usage est aujourd’hui totalement décomplexé.
En 2018 déjà un article de Rosita Boisseau identifiait cette tendance, mais visiblement aujourd’hui, dans cette époque post-covid propice à l’oubli, cet état de fait ne suscite plus le moindre débat.
Synonyme d’unité, de partage, de joie commune voir de transe, associées à la recherche d’un vivre-ensemble si recherché dans ces temps de fracture sociale, les danses de groupe sont très en vue et les publics en redemandent, les projets participatifs à grande échelle se multiplie 100, 300, 1000 participants et pour organiser tout ce monde-là, bien sûr des unissons.
« Cette réapparition de l’unisson se greffe sur le revival du rituel et du tribal apparu il y a une dizaine d’années... Il s’enracine dans une société de l’individualisme et de la solitude qui fantasme sur la communauté. Dans un contexte de crises à répétition, de tensions politiques, économiques, climatiques, faire front en se serrant les coudes permet de se tenir chaud. » Rosita Boisseau (2018)
Faire front voilà une belle expression et d’actualité !
Mais jusqu’où ?
Pour quel corps ?
Dans quel but ?
Je hais l’unisson, j’y suis viscéralement allergique.
Disons que plus le nombre de participants augmentent plus il m’est pénible.
Il est pour moi synonyme de totalitarisme, un totalitarisme du regard qui tend à imposer par la force du nombre, par la validation de la répétition, une danse ou une idée, quelle qu’elle soit.
Je vois dans l’efficacité de l’unisson une puissance guerrière, toujours prête à se déchaîner. Je parle de la puissance de l’unisson lorsqu’il lève des armées, de sa puissance d’exaltation à n’importe quel prix et pour n’importe quelle cause, mais je parle aussi de la danse en général.
J’entends par unisson un ensemble de mouvements ou d’actions effectuées par plus d’une personne, exactement à l’identique et dans un temps synchronisé.
Je hais l’unisson et comme l’on connaît les liens de fascination que suppose la haine,
je choisis l’unisson comme mode de composition exclusif et sujet d’exploration historique, philosophique, chorégraphique.
Ce faisant, je m’autorise aussi un plaisir défendu.
Et en effet quoi de plus efficace et de plus exaltant que de vibrer ensemble d’un même coeur, c’est tentant à exploiter, facilement lisible, d’autant que beaucoup de gens n’arrivent à lire la danse que dupliquée.
Et puis danser en groupe a de tous temps été pratiqué à l’échelle de la planète, cercle, cortège ou ligne, danse festive ou rituelle, un pas est souvent partagé par tous, pour célébrer une croyance ou une appartenance à une identité.
Pourtant, entre les assemblées totalitaires des chorégraphies de masses et la concorde joyeuse des Festnoz, il y a certes le point commun de se vouloir des événements festifs et populaires, mais autant de différence qu’entre le fait de partager un rythme commun et celui de scander une cadence.
La forme unisson est bien complexe, séduisante et dangereusement ambiguë. Elle mérite qu’on s’y attarde.
Pour ne citer que la culture occidentale de ces derniers siècles, on voit que les spectacles qui exaltent « l’Esprit de corps » s’y multiplient.
Au 19ème siècle, les opérettes, opéras et ballets intègrent les « Ballabile », grand final où les solistes, interdits de solo, doivent exécuter la même partition que le corps de ballet.
Au début du 20ème en Russie, les Balli-Grandi sont des ensembles dansés de plus en plus monumentaux, de grandes fresques humaines pensées pour exalter le gigantisme industriel et la force positive du travail.
Les Extravaganza des années 1920 rassemblent des armées de girls balançant leurs jambes alignées, des nageuses synchronisées, des couples tournoyant dans des escaliers fleurs chorégraphiés par Busby Berkelley.
Mais l’exemple le plus troublant reste la manière dont les pionniers de la danse moderne, Rudolf von Laban, Mary Wigman, ceux-la même qui avaient prôné la « culture festive », l’idéalisme communautaire et partagé l’expérience libertaire de Monte Vérita dérapèrent au nom de ces mêmes idées jusqu’à orchestrer la cérémonie d’ouverture des JO de Berlin en 1936, aux ordres du régime nazi.
Car les pouvoirs politiques, financiers, religieux ont toujours compris ce qu’ils pouvaient tirer de ce mode de dressage des corps et de la puissance d’adhésion que génère la synchronicité du groupe.
Avec le développement des médias, les shows télévisés, les clips, les flash mob, les danses à l’unisson occupent l’écran…
Aujourd’hui, il s’agit plutôt de démultiplication exponentielle, de clonage, de croissance cellulaire de l’image, plaçant plus que jamais notre oeil en état de sidération, docile au plaisir du même.
Grâce à internet, les danses deviennent virales et se diffractent à l’infini sur toute la planète. À cela s’ajoute la frontalité générée par l’écran et l’effet selfie qui y règne en maître.
L’unisson est entré dans l’ère 2.0, l’ère du « Mème »
Dans Foules, pièce participative, pour 100 personnes, qui se proposait de traverser un catalogue de situations sans forcément les ordonner dramaturgiquement, je m’étais fixé l’enjeu d’une partition sans unisson, entièrement conçue sur le mode de la contamination et du contretemps. Je tente ici le pari inverse. Un défi chorégraphique qui m’excite justement parce que je l’ai toujours fui.
Je m’autorise en revanche, tous les registres, depuis la puissance comique de l’obsession synchronisé jusqu’à sa valeur poétique et sublime.
L’enjeu sera de tenir l’unisson, de le tenir jusqu’à ce qu’il craque de lui-même et se délite, par KO.
Olivia Grandville
septembre 2024
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« Il y a l’hypothèse de la vidéo projetée plus grande que soi et pourquoi pas monumentale comme geste scénographique de l’omniprésence des images dans tous les interstices de la société contemporaine.
L’image comme média qui porte, par son utilisation dans la sphère digitale, par sa capacité à convoquer l’histoire et par son potentiel de création propre les multiples possibilités d’un écho (parfois polémique) et d’une extension des matériaux chorégraphiques à l’oeuvre.
De Georges Méliès au dernier né des jeux vidéo. Cette présence de l’image est aussi envisagée à l’aune de sa consommation contemporaine dont le corollaire se manifeste par des similitudes de comportements et une multiplication des mêmes gestes à travers un vaste unisson, mondialisé et inconscient, dont les réseaux sociaux sont un vecteur démonstratif. »
César Vayssié