Unité Mobile d'Action Artistique

Le 22/03/2024

Cocky Eek et Olivia Grandville

Danseuse et chorégraphe, Olivia Grandville fait la part belle au croisement de formes hétérogènes, aux frictions entre l’oralité, l’image et le mouvement. Alimentée par la pensée des avant-gardes, produisant des greffes avec le cinéma ou la littérature, elle cherche un décadrage de la danse par ce qui la bouscule. Nommée à la tête du CCN de La Rochelle, elle a invité plusieurs artistes à s’associer à la réflexion du projet Mille Plateaux, pour en faire un territoire mouvant, propice aux expérimentations, comme l’Unité Mobile d’Action Artistique. C’est à l’artiste néerlandaise Cocky Eek qu’elle a confié la conception d’une structure mobile, permettant d’élargir le champ d’action du Centre chorégraphique sur le territoire. Dans la continuité de son travail sur des sculptures ou des environnements légers, flottants, activés par les corps qui les habitent, Cocky Eek a conçu une structure gonflable à mi-chemin entre l’organisme vivant et le dôme : un lieu d’accueil et de transformation sensible de l’acte artistique.

Rencontre avec Cocky Eek et Olivia Grandville

Pour le projet Mille Plateaux, vous avez rêvé d’une institution nomade, mobile, en trans-formation. D’où est venu le désir de travailler avec l’artiste Cocky Eek ?

Olivia Grandville : J’ai rencontré Cocky grâce à Patrick Gyger, directeur de Plateforme 10 à Lausanne. Il nous a présentées en connaissance de cause puisqu’il connaissait les prémices du projet via l’expérience du Dance-Park qu’il avait accueilli au lieu unique de Nantes, L’UMAA, c’est moins un désir d’architecture qu’un kit de création. L’ambition du projet est de proposer un autre rapport de monstration, qui déplace le public, brouille les positions, aiguise l’expérience sensible en déplaçant le regard du cadre du théâtre. J’ai longuement réfléchi à ce que pouvait être une forme donnant corps à cette idée, je travaillais alors sur Yves Klein et puis il y a eu cette exposition Aerodream, et inconsciemment l’idée du gonflable est devenue une évidence. Le travail de Cocky Eek n’est pas un travail d’architecte mais un travail d’artiste, où la notion de gonflable est portée par une pensée de l’équilibre des forces entre l’air, la gravité. J’aime cette dimension philosophique : c’est un équilibre fragile qui rend cette chose vivante, comme une bulle de savon, éphémère, mais parfaitement harmonieuse. Elle ne construit pas un chapiteau : elle conçoit une oeuvre, et chacune de ses oeuvres nécessitent d’être activées.

Comme le disait Olivia Grandville, vous ne concevez pas des architectures, mais des organismes gonflables.

Cocky Eek : Pour moi, il est important que les personnes avec lesquelles je travaille pensent en termes de performance. Je ne conçois pas des espaces statiques, j’aime qu’une structure soit le support d’une expérience en expansion, qui ne cesse de se transformer, de grandir. Lorsque Olivia m’a parlé de Mille Plateaux, cela a produit un déclic : le projet s’appuie sur une vision, à la fois ludique et théorique, et j’ai senti que nous pouvions élargir l’horizon des possibles, de pousser plus loin ce travail sur les objets gonflables. La structure que je vais développer pour Mille Plateaux pourra vivre de manière autonome, en suivant la vision d’Olivia. Elle est venue me rendre visite avec son équipe, et nous avons pu faire plusieurs expérimentations avec la structure, des choses que je n’avais jamais testées jusque-là. Pour moi, l’activation est déjà en route, l’imaginaire commence à se diffuser.

Pour les artistes invités, l’Unité Mobile d’Action Artistique va être une proposition en soi, un espace à activer.

CE : Oui, c’est comme ça que l’idée est née. J’ai rêvé d’un espace courbe, très simple, fait pour accueillir des performances. L’espace de la boîte noire ou du cube blanc est plat le plus souvent, là où l’espace courbe est très intéressant, notamment d’un point de vue acoustique. Lorsque j’ai montré les premiers croquis à des artistes, cela a immédiatement fait naître chez eux de nouvelles idées : ils ont pu mettre en oeuvre des projets spécifiques, les emmener en itinérance. Avec cette structure, il est impossible de venir avec un projet préparé à l’avance.
Pour le moment, ces structures n’ont été activées que dans de grandes villes. Pour cette journée préparatoire avec Olivia, j’avais installé la structure dans un champ, dans un village aux Pays-Bas. Il y avait des chevaux, et ils se sont tous approchés ! La façon qu’ont les animaux de réagir aux objets que je fabrique m’intéresse beaucoup. J’ai besoin que la structure entre en résonance avec tout ce qui l’entoure. Et Olivia a envie que cet objet puisse être nomade, aller de village en commune, de ville en paysage.
OG : Cette structure reconfigure l’expérience de l’espace qui l’entoure. Le simple fait de poser cet objet transforme le paysage. Après être allée voir Cocky, je suis allée découvrir Plateforme 10, cette fondation qui englobe trois musées et crée un nouveau quartier des arts à Lausanne. J’essayais de m’imaginer l’objet de Cocky, que j’avais vu la veille au milieu des chevaux dans ce contexte urbain. Le but c’est ça : que cette structure puisse se poser aussi bien dans un lieu d’art contemporain, qu’à côté d’un centre commercial ou en pleine nature.

Au sein du projet Unité Mobile d’Action Artistique, quel est le statut de la structure inventée par Cocky Eek ?

OG : L’UMAA, ce sont les artistes, les propositions artistiques, le dispositif technique, tout ce qui va permettre de déplacer Mille Plateaux, le rendre itinérant. La structure de Cocky est la scénographie du concept de l’UMAA, une scénographie active, opérante, ce n’est pas un contenant, elle détermine aussi un contenu. Et notamment, l’idée du faire vite, produire dans une forme d’immédiateté et d’urgence.
Chaque déplacement de l’UMAA sera l’occasion de travailler sur un lieu, de rencontrer les gens, de co-construire un projet avec un territoire et non sur un territoire. En découvrant la mobilité, l’agilité de ce dispositif, je me dis qu’il sera possible d’intervenir de manière souple, cela rend les choses plus ouvertes, c’est une proposition artistique pensée comme un pop-up.

Dans Mille Plateaux de Deleuze et Guattari, on trouve cette citation : « Mes territoires sont hors de prise, et pas parce qu’ils sont imaginaires, au contraire : parce que je suis en train de les tracer ». Est-ce que cela résonne avec l’Unité Mobile d’Action Artistique ?

CE : C’est exactement ce qui s’est passé lors de la visite d’Olivia aux Pays-Bas. Rien n’était préparé, les événements se sont dépliés au fur et à mesure. Nous étions tous transportés, comme lorsque les chevaux se sont approchés, que nous avons ouvert les fermetures de la sphère, qu’Olivia est entrée dedans. Tout cela crée de nouveaux territoires. L’une des premières choses que j’ai écrites sur cette structure sphérique il y a dix ans : elle est faite pour des territoires inconnus.
OG : Cette citation trace un horizon, celui d’une dynamique, non pas une utopie mais un vrai programme. Il s’agit d’être à l’endroit où l’artiste est en train de faire, et non de projeter ce qu’il pourrait faire. Dans le catalogue de l’exposition Aerodream, on retrouve les expériences artistiques menées avec des structures gonflables par Cage, Cunningham, Fluxus, la danse post-moderne américaine.Le gonflable rassemble la lignée d’artistes qui m’ont toujours inspirée. Il y est question de certains évènements organisés avec l’idée de non-programme. Le projet de l’UMAA est programmatique, mais chacune de ses expérimentations nous fera plonger dans des territoires inconnus, où tout reste à inventer. La structure de Cocky va permettre une hybridation entre ce que Mille Plateaux va apporter et ce que les gens en feront, comme une manière d’accueillir l’imprévisible.